Le parcours de la misère
En ce lundi matin, Alicia Maria Beninvi, béninoise, 45 ans, dévale quatre à quatre les escaliers de sa maison. Arrivée au rez-de-chaussée, elle crie à la cantonade, « il est l’heure, maman s’en va ! ». Des pas plus rapides que les siens, un, deux, trois, retentissent dans les escaliers accompagnés de petits cris stridents créant un terrible raffut où elle distingue plusieurs « Attends nous, on arrive ».
Alors que toute essoufflée Alicia s’apprête à se jeter plus qu’à s’asseoir sur le fauteuil chauffeur de sa petite Peugeot 306 grise nouveau modèle, elle entend, « oh infortune! », le bruit strident de la sonnerie de la maison qui annonce l’arrivée inopportune d’un visiteur. Interrompant son geste, elle attend devant la voiture, alors que son aide de maison se précipite pour ouvrir le portail. Une dame d’un certain âge, à l’allure plutôt modeste et au regard fuyant, totalement inconnue d’Alicia, entre dans la maison et se met à raconter une histoire dont les premières lignes augurent d’un long déballage à but lucratif. Alicia explique rapidement qu’elle est en retard et demande à l’aide de maison de remettre à la vieille dame quelque chose pour son déplacement. Un billet de 1000 FCFA passe d’une main à l’autre. Notre héroïne en profite pour s’asseoir définitivement dans sa voiture et démarre en trombe.
15 mn et 30 coups de klaxon plus tard, Alicia a déposé ses enfants à l’école. Elle est alors accostée par un jeune enfant de 5 ans maximum qui lui demande une pièce de 100 FCFA pour son petit déjeuner. Attristée, Alicia lui remet une pièce de 500 FCFA. Quelques minutes après, elle se retrouve au carrefour de l’Unafrica où, bloquée par le feu tricolore, elle se voit interpeller par un mendiant aveugle, assis au bord de la voie. Elle lui envoie une petite pièce de 200 FCFA, remonte sa vitre et démarre. Elle arrive enfin à son bureau, haletante, pile à l’heure, ouf ! En récupérant les notes sur lesquelles vont se baser sa présentation de tout à l’heure au cours de la réunion hebdomadaire des services techniques, une pensée l’assaille et l’oblige à s’asseoir.
Alicia vient tout d’un coup de réaliser qu’en moins de 30 minutes, elle vient d’être sollicitée, par trois personnes différentes, mendiant chacune avec son « standing », chacune avec sa méthode. Son cerveau se met à calculer que si cela devait arriver toutes les 30 minutes et que la journée compte 24h, cela reviendrait à ce qu’elle soit accostée 48 fois par jours, soit 48*365 jours l’année … Bon, il y a les heures de sommeil mais tout de même !
Elle compte qu’il y a deux ans, personne ne l’abordait de cette façon et que depuis, son standing n’a pas outre mesure évolué. Elle calcule que, s’en tenant à son expérience personnelle, la misère s’est multipliée par 3 en deux ans. Une pensée lui évite de justesse de se lancer dans les calculs visant à déterminer la probabilité pour que ce phénomène se produise tous les jours : elle vient de réaliser que depuis deux semaines, elle est accostée un bon nombre de fois par jour par des mendiants de toute sorte. Et elle réalise que parmi ces personnes qui demandent de l’aide, il y a souvent des gens bien portant physiquement et qui, en temps normal, n’auraient jamais osé s’abaisser ainsi.
Elle réalise que chacun de ses déplacements est comparable à un « parcours de la misère » jonché d’obstacles humains dont la seule demande est de l’aide pour continuer à survivre.
Elle réalise que la pauvreté s’accroit tous les jours dans son pays au point de devenir palpable, qu’elle ne touche pas seulement ceux qui n’ont rien, mais qu’elle accable aussi ceux dont la vie est à peu près stable. Elle réalise qu’il est impossible d’être « heureux tout seul », à moins de porter des œillères, de jouer à celui qui ne voit rien. Elle réalise que naviguer tous les jours au milieu de personnes respectables mais qui croupissent dans la misère, lui sape le moral au point de la rendre improductive. Elle réalise que ses 1700 FCFA donnés ainsi à la volée ne règlent pas vraiment le problème. Elle réalise que c’est d’une action collective dont son pays à besoin. Elle réalise qu’il faut que ça cesse, pour de bon, et que pour cela, elle aussi a son rôle à jouer.
Alicia Maria Beninvi, béninoise, 45 ans, est une part de chacun de ceux qui sont, malgré les temps difficiles, en mesure de donner sans pour autant mourir de faim. Dans l’espoir que sa prise de conscience produise un déclic auprès de plusieurs âmes éprises de justice sociale et d’équité.
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